Arvind Narayanan, informaticien et professeur à l'Université de Princeton, et Sayash Kapoor, doctorant en informatique au "Center for Information Technology Policy" de l'université de Princeton, ont publié un article dans lequel ils dénoncent la façon dont certains scientifiques utilisent aujourd'hui l'IA dans le cadre de leurs recherches. L'article, intitulé "Les scientifiques doivent utiliser l'IA comme un outil et non comme un oracle", suggère que de plus en plus de scientifiques prennent pour argent comptant les réponses crachées par l'IA, alors que la plupart du temps, ces résultats sont complètement erronés, voire dangereux.
À titre d'exemple, deux articles publiés à grand renfort de publicité en décembre 2023 prétendaient avoir découvert plus de 2,2 millions de nouveaux matériaux grâce à l'IA et avoir synthétisé 41 d'entre eux de manière robotisée. Toutefois, ces affirmations ont été rapidement démenties : la plupart des 41 matériaux produits ont été mal identifiés, et les autres étaient déjà connus. Quant au vaste ensemble de données, l'examen d'un échantillon de 250 composés a montré qu'il s'agissait essentiellement de déchets. Selon Narayanan et Kapoor, il y a eu de nombreux exemples comme celui-ci au cours de ces dernières années.
Selon les chercheurs, il existe des lacunes généralisées à chaque étape de la science fondée sur les modèles d'apprentissage automatique, de la collecte des données au prétraitement et à la publication des résultats. Parmi les problèmes pouvant conduire à l'irreproductibilité, il y a les comparaisons inappropriées avec les données de référence, les échantillons non représentatifs, les résultats sensibles à des choix de modélisation spécifiques et le fait de ne pas rendre compte des incertitudes du modèle. Il y a également le problème des chercheurs qui ne publient pas leur code et leurs données, empêchant la reproductibilité.
L'article indique que l'apprentissage automatique introduit une série de raisons supplémentaires pour lesquelles il faut être sceptique à l'égard des résultats et des découvertes des modèles d'IA. L'évaluation des performances est notoirement délicate et de nombreux aspects, tels que la quantification de l'incertitude, sont des domaines de recherche non résolus. Et le code des modèles d'apprentissage automatique tend à être plus complexe et moins normalisé que la modélisation statistique traditionnelle. Comme ce n'est pas le rôle des pairs d'examiner le code, les erreurs de codage sont rarement découvertes.
Mais d'après l'équipe, la principale raison de la piètre qualité de la recherche est l'omniprésence du battage médiatique, qui se traduit par l'absence d'un esprit critique chez les chercheurs, alors qu'il s'agit de la pierre angulaire d'une bonne pratique scientifique. Narayanan et Kapoor expliquent :
Envoyé par Arvind Narayanan et Sayash Kapoor
[tweet]<blockquote class="twitter-tweet"><p lang="en" dir="ltr">The headline conclusions:<br><br>It is likely that no new materials were discovered.<br><br>Most of the materials produced were misidentified, and the rest were already known<br><br>This happened because of problems in both the computational and the experimental portions of the work.</p>— Robert Palgrave (@Robert_Palgrave) <a href="https://twitter.com/Robert_Palgrave/status/1744383965270581615?ref_src=twsrc%5Etfw">January 8, 2024</a></blockquote> <script async src="https://platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8"></script> [/tweet]
L'équipe a ajouté : « l'IA n'offre pas de raccourci au dur labeur et à la frustration inhérents à la recherche. L'IA n'est pas un oracle et ne peut pas voir l'avenir. Malheureusement, la plupart des domaines scientifiques ont succombé à l'engouement pour l'IA, ce qui a conduit à une suspension du sens commun ». Narayanan et Kapoor ne sont pas les seuls à avoir souligné la direction critique que prend la science. Lisa Messeri, anthropologue à Yale, et Molly J. Crockett, chercheuse en sciences cognitives à Princeton, ont déclaré : « nous risquons d'avoir un avenir dans lequel nous produirons plus, mais nous comprendrons moins ».
Messeri et Crockett ont publié le 6 mars un article intitulé "Artificial intelligence and illusions of understanding in scientific research" et qui met en lumière les risques épistémiques - c'est-à-dire les risques associés à la manière dont les connaissances sont produites - que l'IA pourrait faire peser sur les sciences. Les autrices ne se concentrent pas sur les erreurs commises par l'IA, mais plutôt sur ce qui se passe lorsque ces erreurs disparaissent et que les outils d'IA fonctionnent exactement comme prévu. Elles estiment que de telles approches risquent de restreindre l'éventail des questions posées par les chercheurs.
Sources : billet de blogue, rapport d'étude (1, 2)
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