
Flux de trésorerie négatifs, procès à répétition et absence de modèle économique viable, la promesse d'un ROI est encore théorique
L’intelligence artificielle est partout, dans les discours politiques comme dans les feuilles de route des géants du numérique. Mais derrière l’enthousiasme et les milliards investis, une faille apparaît : personne ou presque ne paie réellement pour ces services. Les flux de trésorerie des leaders de la tech s’assèchent, et la promesse d’un retour sur investissement massif reste encore théorique. Ce paradoxe interroge la solidité du « grand récit » de l’IA et pourrait bien être le déclencheur d’une remise en cause brutale de l’euphorie actuelle.
Depuis deux ans, l’intelligence artificielle est devenue le cœur battant de la transformation numérique mondiale. Les annonces s’enchaînent : nouveaux modèles, infrastructures massives, assistants virtuels intégrés à la bureautique, plateformes d’IA générative prêtes à réinventer la relation client. Les investisseurs, fascinés par la perspective d’une révolution comparable à l’Internet des années 1990, ont massivement misé sur les géants du secteur. Pourtant, une réalité inconfortable s’impose : cet essor repose sur un modèle économique encore largement hypothétique.
Selon l’analyse publiée par MarketWatch en août 2025, le problème fondamental est « qu'il n’y a pratiquement personne pour payer ». Derrière les effets d’annonce et la rhétorique de rupture, la monétisation directe des services d’IA reste marginale. Les grandes entreprises consomment certes massivement de l’IA en interne, mais elles ne facturent pas réellement ses usages à leurs clients finaux.
Des flux de trésorerie en berne malgré des revenus records
Le signal d’alerte le plus tangible se lit dans les états financiers. Amazon et Oracle ont affiché deux trimestres consécutifs de flux de trésorerie libre négatif. Alphabet et Meta, malgré des revenus publicitaires toujours colossaux, voient eux aussi cette métrique essentielle s’éroder. Cela ne veut pas dire que ces entreprises sont déficitaires au sens classique, mais que leur capacité à générer du cash disponible pour financer de nouveaux investissements se réduit fortement.
En cause : les dépenses astronomiques pour soutenir l’IA. Construction de data centers énergivores, achat massif de GPU NVIDIA, salaires à sept chiffres pour les chercheurs en IA, acquisitions de startups stratégiques… L’équation est simple : l’argent sort, mais ne rentre pas encore.
Pour mémoire, le flux de trésorerie libre (ou Free Cash Flow - FCF) est la trésorerie qu'une entreprise génère après avoir couvert toutes ses dépenses opérationnelles et ses investissements nécessaires pour maintenir et développer son activité. C'est l'argent restant, disponible pour rembourser les dettes, verser des dividendes aux actionnaires ou investir dans de nouvelles opportunités, et il est un indicateur clé de la santé financière et de la flexibilité d'une entreprise. Un flux de trésorerie libre négatif signifie que les dépenses d'une entreprise sont supérieures aux liquidités générées par ses activités, ce qui peut résulter d'investissements importants, de surinvestissement, ou de l'incapacité à couvrir les dépenses d'exploitation et d'investissement. Bien que ce ne soit pas toujours négatif (ironiquement), une situation prolongée peut entraîner des difficultés financières, une nécessité de financement externe, et un risque de faillite.
Flux de trésorerie libre sur les deux derniers trimestres
Un modèle de monétisation encore introuvable
Pourquoi cette dissonance entre promesse et réalité ? Parce que la plupart des grands acteurs ont choisi de proposer leurs outils IA en complément de services déjà existants, souvent sans facturation explicite.
Microsoft, par exemple, a intégré Copilot à Office 365 et GitHub, mais la part de clients payant spécifiquement pour l’IA reste floue. Google a ajouté des fonctionnalités génératives à Gmail ou Google Docs, mais l’usage massif repose toujours sur la gratuité. Meta mise sur l’IA pour alimenter ses algorithmes publicitaires, mais ne propose pas directement une offre IA monétisée à l’utilisateur.
Le marché se retrouve dans une situation paradoxale : l’IA coûte extrêmement cher à produire, mais elle est consommée comme si elle était gratuite, ou incluse dans des abonnements inchangés.
Le risque d’un retournement de perception
Pour l’instant, les marchés financiers accordent le bénéfice du doute aux géants de la tech. L’argument est connu : la monétisation viendra plus tard, lorsque les usages seront massifs et intégrés à la vie professionnelle comme personnelle. Mais l’histoire économique rappelle que cette attente peut se transformer en désillusion si les résultats ne suivent pas.
Dans les années 2000, la bulle Internet avait éclaté précisément parce que les promesses de croissance ne trouvaient pas de traduction immédiate dans les bilans comptables. Le danger est similaire : si, dans les prochains trimestres, les flux de trésorerie continuent de se dégrader sans que de nouveaux revenus ne compensent, l’euphorie de l’IA pourrait s’inverser brutalement.
La levée de fonds reste le moyen principal pour faire rentrer de l'argent
Comme illustration, prenons le cas d'Anthropic. Il s'agit d'une start-up américaine spécialisée dans l'intelligence artificielle fondée en 2021. Anthropic a développé une famille de grands modèles de langage (LLM) nommée Claude. Selon l'entreprise, elle mène des recherches et développe des IA afin « d'étudier leurs propriétés de sécurité à la frontière technologique » et utilise ces recherches pour déployer des modèles sûrs pour le public. Anthropic a été fondée par d'anciens membres d'OpenAI, dont les frère et sœur Daniela Amodei et Dario Amodei.
En février 2025, la société a finalisé un tour de table d'au moins 3,5 milliards de dollars. Le tour de table comprenait les sociétés de capital-risque Lightspeed Venture Partners, General Catalyst et Bessemer Venture Partners. La startup a alors été évaluée à 61,5 milliards de dollars, un chiffre qui représentait une augmentation significative par rapport à sa précédente évaluation, puisqu'elle était estimée à environ 18 milliards de dollars.
Le 2 septembre, Anthropic a obtenu un financement de série F de 13 milliards de dollars, portant sa valorisation post-financement à 183 milliards de dollars, un montant extraordinaire.
En dépit de la couverture médiatique, OpenAI n'a réussi à convertir que 3 % de ses utilisateurs en clients payants
Dans une analyse après une levée de fonds de 6 milliards de dollars réalisée par OpenAI en novembre, Ed Zitron a déclaré au sujet des recettes de l'entreprise :
« En l'état actuel des choses, OpenAI tire la majeure partie (plus de 70 %) de ses revenus de la vente d'un accès premium à ChatGPT.
« ChatGPT Plus compte 10 millions de clients, ce qui rapporte à OpenAI environ 2,4 milliards de dollars par an (dix millions d'utilisateurs dépensant 20 dollars par mois équivalent à 200 millions de dollars. Multipliez ce chiffre par 12 et vous obtiendrez 2,4 milliards de dollars). Cela signifie que les utilisateurs professionnels représentent un revenu d'environ 300 millions de dollars par an, soit 25 millions de dollars par mois.
« Pour être franc, c'est extrêmement mauvais. Il s'agit d'estimations, mais même si elles étaient doublées, ces chiffres ne seraient pas particulièrement enthousiasmants.
« Si 10 millions d'abonnés payants peuvent sembler beaucoup, "ChatGPT" est effectivement à l'IA générative ce que "Google" est à la recherche. Dix millions de personnes qui paient pour cela, c'est un enjeu de table.
« OpenAI a été couvert par pratiquement tous les médias, est mentionné dans presque toutes les conversations sur l'IA (même lorsqu'il ne s'agit pas d'IA générative !), et bénéficie du soutien et de la pression marketing de Microsoft et de l'ensemble de la Silicon Valley. ChatGPT compte plus de 200 millions d'utilisateurs hebdomadaires, et le New York Times rapporte que 350 millions de personnes utilisent les services [d'OpenAI] chaque mois depuis juin (bien qu'il ne soit pas clair si cela inclut ceux qui utilisent l'API). Collectivement, cela signifie qu'OpenAI - l'entreprise la plus populaire du secteur - ne peut convertir qu'environ 3 % de ses utilisateurs ».
Les pistes de sortie pour un modèle viable
La facturation à l’usage
L’un des modèles les plus prometteurs consiste à faire payer directement la puissance de calcul consommée, à la manière des crédits cloud actuels. OpenAI, Anthropic ou Cohere utilisent déjà cette approche avec des tarifs à la requête. Mais ce modèle est difficile à étendre à grande échelle, car il risque de freiner l’adoption.
L’intégration premium dans les abonnements
Une autre voie est celle des fonctionnalités premium intégrées aux suites logicielles. Microsoft a déjà tenté l’expérience avec GitHub Copilot facturé en supplément. Si la valeur ajoutée est claire (gain de productivité, réduction des erreurs), les entreprises sont prêtes à payer.
La spécialisation sectorielle
Les cas d’usage concrets dans la santé, le droit, l’industrie ou la finance peuvent devenir de véritables relais de croissance. Les entreprises de ces secteurs acceptent plus facilement de payer pour des solutions spécialisées, calibrées sur leurs contraintes réglementaires et métiers.
Une bataille entre innovation et rentabilité
Le paradoxe de l’IA en 2025 est qu’elle n’a jamais été aussi puissante, mais que son modèle économique reste incertain. Les géants de la tech ne peuvent pas éternellement financer cette révolution sur la promesse seule. L’innovation sans rentabilité fragilise la confiance des investisseurs et, à terme, l’équilibre même du secteur.
La question clé est donc de savoir qui, parmi ces mastodontes, trouvera en premier le juste équilibre entre adoption massive et facturation explicite. Celui qui réussira cette transition imposera sa domination sur le marché mondial de l’IA.
Une autre menace : les procès qui s’accumulent contre l’IA
Au-delà de la question du modèle économique, les géants de l’intelligence artificielle doivent désormais affronter une autre épée de Damoclès : celle des tribunaux. Les procès se multiplient à travers le monde, révélant les zones grises juridiques de cette technologie.
Aux États-Unis, The New York Times a attaqué OpenAI et Microsoft pour violation du droit d’auteur, accusant leurs modèles d’avoir absorbé massivement des articles protégés sans licence ni rémunération. D’autres actions collectives, menées par des groupes d’auteurs et d’éditeurs, visent également Anthropic, Meta et Stability AI, sur le même terrain des contenus exploités illégalement pour l’entraînement des modèles.
En Europe, plusieurs photographes et artistes ont déposé plainte contre les générateurs d’images comme Stability AI (Stable Diffusion) et Midjourney, accusés de « pillage numérique » de leurs œuvres. L’enjeu est immense : si ces actions aboutissent, elles pourraient imposer des redevances massives ou restreindre fortement l’accès aux données d’entraînement.
Même dans le domaine musical, des associations d’ayants droit poursuivent Suno et Udio, deux startups spécialisées dans la génération de morceaux par IA, pour avoir utilisé des catalogues protégés sans autorisation.
Ces procédures ne se limitent pas aux questions de copyright. Aux États-Unis, plusieurs actions collectives contestent aussi l’usage des données personnelles, accusant OpenAI et d’autres acteurs d’avoir collecté et traité sans consentement des informations sensibles issues du web.
Au total, la facture juridique pourrait s’ajouter à celle déjà vertigineuse des infrastructures. Pour des entreprises qui peinent déjà à transformer leurs investissements en revenus nets, ces procès représentent une menace supplémentaire pour leur rentabilité et leur image publique.
Conclusion
L’intelligence artificielle n’est pas un mirage technologique, mais elle risque de devenir un mirage financier si ses promoteurs ne trouvent pas rapidement un modèle viable. Derrière les discours visionnaires et les innovations spectaculaires, il y a une vérité simple : quelqu’un doit payer la facture. Pour l’instant, ce sont les investisseurs qui l’assument à travers les flux de trésorerie négatifs. Reste à savoir combien de temps ils accepteront ce pari avant de réclamer des résultats concrets.
Source : MarketWatch
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