
Les patrons de la Tech commencent à le reconnaître : l'IA alimente une crise de confiance dans les interactions en ligne. Tout indique que l'avenir d'Internet sera marqué par des interactions entre robots bien plus nombreuses que celles entre humains. La théorie de l'Internet mort semble de plus en plus correspondre à la réalité, caractérisée par l'invasion de larges pans d'Internet par les robots et les agents d'IA qui déversent un flux continu de contenus automatisés sans originalité, ce qui noie peu à peu les échanges réellement humains. D’après les tendances actuelles, certains analystes estiment qu’Internet sera davantage mort que vivant d’ici trois ans.
L'IA générative plonge progressivement l'Internet dans une dystopie. Les textes, images, vidéos et commentaires générés en masse par des algorithmes saturent les réseaux et les moteurs de recherche, brouillant les repères et diluant la valeur des contenus authentiques. L’attention des utilisateurs est captée par des contenus toujours plus opaques, tandis que la confiance dans les sources s’effrite, menaçant la vitalité même des échanges en ligne.
Début 2024, les fils d'actualité des utilisateurs de diverses plateformes de médias sociaux ont été inondés d'images générées par l'IA représentant divers crustacés (principalement des crevettes) arborant de manière troublante le visage de Jésus. Ce phénomène inoffensif en apparence (et un peu effrayant pour les historiens d'Internet) représentait quelque chose de plus sinistre : il s'agissait d'un aperçu subtil de l'émergence d'un « Internet mort ».
Certaines de ces images hyperréalistes ont recueilli des milliers de réactions et commentaires. Jake Renzella et Vlada Rozova ont écrit sur le phénomène dans The Conversation. « La théorie de l'Internet mort a une explication : le contenu généré par l'IA et les robots a dépassé le contenu généré par les humaines ».
Qu’est-ce que la théorie de l’Internet mort ?
La théorie de l'Internet mort est une théorie du complot apparu vers 2016. Elle affirme qu'Internet est principalement constitué d'activités de robots et de contenus générés automatiquement et manipulés par la curation algorithmique, dans le cadre d'un effort coordonné et intentionnel pour contrôler la population et minimiser l'activité humaine organique. Les partisans de cette théorie allèguent que l'objectif final est de manipuler les consommateurs.
D'après eux, les agences gouvernementales utilisent les robots pour manipuler la perception du public. La théorie a gagné du terrain, car de nombreux phénomènes observés sont quantifiables, tels que l'augmentation du trafic des robots, mais la littérature sur le sujet ne soutient pas la théorie dans son intégralité.
La théorie de l'Internet mort est entrée dans la culture populaire grâce à une large couverture médiatique et a été discutée sur diverses chaînes YouTube très en vue, dans des communautés sur Reddit... Elle a attiré davantage l'attention du grand public grâce à un article publié en septembre 2021 dans The Atlantic intitulé « Maybe You Missed It, but the Internet “Died” Five Years Ago ». Cet article a été largement cité par d'autres articles sur le sujet.
Que disent les chiffres sur ce phénomène ?
Pour certains critiques, la théorie de l'Internet mort est une idée incroyablement solipsiste qui, à son paroxysme, relève du creepypasta stupide et est devenue une sorte de plaisanterie ironique. Toutefois, elle contient une part de vérité qui reflète l'inquiétude croissante face au caractère factice et commercial du Web. Et il est indéniable que le déluge de modèles d'IA et de robots, ainsi que les déchets que ces derniers génèrent y contribuent largement.
Si elle a été au départ reléguée au rang de théorie du complot, elle paraît de plus en plus conforme au réel. Selon, l'agence européenne de police criminelle Europol, 90 % des contenus du Web pourraient être générés par l'IA d'ici à 2025. Josh Yoshija Walter, professeur de transformation numérique à la haute école spécialisée Kalaidos et à l'université de Berne, et auteur de l'article « Artificial influencers and the dead Internet theory », le confirme.

Un autre rapport du Pew Research Center (Pew) estime que 38 % des pages Web (principalement) créées par des humains en 2013 n'existent plus, ce qui est le résultat d'un processus connu sous le nom de « link rot » (pourriture des liens). Compte tenu de ces évolutions dans le monde du contenu en ligne, il est facile d'en tirer la conclusion inévitable que, comme le disent certains analystes, l'Internet n'est plus « pour les humains, par les humains ».
La monétisation d'Internet et les dangers associés
Selon Jake Renzella et Vlada Rozova, si vous créez un système économique où l'attention équivaut à de l'argent (via les revenus publicitaires), alors automatiser ce processus qui abrutit les cerveaux via des robots revient essentiellement à imprimer de l'argent facilement. Taylor Lorenz, ancien journaliste du New York Times et du Washington Post et expert en culture Internet, souligne que l'essor du contenu algorithmique marque le début de la fin.
« Je pense qu'Internet était déjà en phase terminale avant l'annonce et la sortie de ChatGPT. Les systèmes de classement algorithmiques, qui sont basés sur l'IA, ont vraiment ouvert la voie à une production infinie de contenus sans valeur et à une optimisation absurde de l'ensemble d'Internet », déclare Taylor Lorenz.
Comme presque toutes les technologies jamais créées par l'homme, ces techniques peuvent être utilisées à des fins plus néfastes, telles que le soutien à des régimes autoritaires. Une étude réalisée en mai 2025 par la société d'analyse de données NewGuard a révélé qu'il existait plus d'un millier de sites d'information gérés presque entièrement par des robots. (NewGuard est une société créée dans le but d'identifier les sources d'information fiables.)
Selon NewGuard, quelque 167 des sites d'information gérés presque entièrement par des robots se faisaient passer pour des sites d'information locaux russes qui publiaient « des affirmations manifestement trompeuses sur la guerre en Ukraine » et utilisaient principalement l'IA pour générer du contenu.
Sam Altman prend au sérieux la menace de l'IA sur l'Internet
Sam Altman, PDG d'OpenAI, fait partie des personnalités qui ont le plus participé à créer et amplifier l’attention médiatique, l’enthousiasme et parfois l’exagération autour de l'IA générative. Le résultat est la formation d'une gigantesque bulle spéculative autour de la technologie et un Internet de plus en plus envahi par les chatbots d'IA. Aujourd'hui, les internautes peinent à dissocier le contenu généré par un chatbot d'IA du contenu créé par un humain.
Sam Altman accorde désormais du crédit à la théorie de l’Internet mort. Il a déclaré : « je n'ai jamais pris la théorie de l'Internet mort au sérieux, mais il semble qu'il y ait vraiment beaucoup de comptes Twitter gérés par des LLM aujourd'hui ». Son message, posté sur son compte X (ex-Twitter), semble se moquer du réseau social d'Elon Musk et de la tentative infructueuse du milliardaire pour se débarrasser des bots sur la plateforme.
Mais ce qui s'est passé ensuite est encore plus intéressant. En commentant le message de Sam Altman, un utilisateur a partagé une capture d'écran d'une conversation avec ChatGPT d'OpenAI, lui demandant « Écris un tweet désinvolte pour capter l'attention autour de la théorie de l'Internet mort et des LLM sur Twitter ». Le chatbot d'IA d'OpenAI a répondu en reprenant exactement les mots utilisés par Sam Altman dans son message posté sur X.
Par ailleurs, il a été copieusement raillé. « Vous avez tout à fait raison ! Cette observation n'est pas seulement intelligente, elle montre que vous fonctionnez à un niveau supérieur », a répondu un utilisateur, imitant le style prolixe de ChatGPT. Certains critiques l'ont accusé de contribuer à détruire le Web.
Ils soulignent notamment le rôle d'OpenAI. « Eh bien, vous voyez où cela mène. Il dirige une entreprise évaluée à près de 500 milliards de dollars pour avoir lancé dans la nature ChatGPT, un chatbot dont le seul but est d'imiter de manière creuse l'écriture et la personnalité humaines, capable de produire des romans entiers d'un simple clic sur la touche Entrée. Il falsifie sans effort les faits autant que l'âme humaine », a commenté un utilisateur.
Le contenu du Web devient moins qualitatif qu'auparavant
L’un des effets les plus inquiétants de la domination croissante de l’IA sur le Web est la détérioration progressive de la qualité du contenu en ligne. Ce phénomène repose sur un effet de boucle : les chatbots produisent du texte en s’appuyant sur de vastes ensembles de données extraites du Web. Jusqu’à récemment, ces données provenaient en grande partie de contenus rédigés par des humains : journalistes, chercheurs, blogueurs, experts de tous horizons.
Aujourd'hui, une portion croissante du contenu en ligne est elle-même générée par d'autres IA. Cela conduit à un problème connu sous le nom de « model collapse » (effondrement du modèle). En résumé, les nouveaux modèles d’IA s’entraînent sur du contenu produit par des modèles de la génération précédente, eux-mêmes formés sur d'autres contenus synthétiques. Ce recyclage progressif appauvrit la diversité, la nuance et l'originalité de l'information.
Les erreurs peuvent s’amplifier à chaque génération, les biais se renforcer, et le contenu devient moins fiable, moins contextualisé et souvent déconnecté de toute vérification humaine ou source primaire identifiable. Ce problème vient s'ajouter à la baisse considérable du trafic des sites Web d'information.
Enfin, si les chatbots d'IA deviennent les principales sources d’information consultées, sans accès direct aux documents originaux, les internautes pourraient progressivement perdre l’habitude de confronter les sources, de lire dans le contexte, ou d’interpréter de façon critique les données. Le Web se transformerait alors en une interface de réponses simplifiées, certes pratiques, mais de plus en plus superficielles. Le Web tel qu'on le connaît pourrait disparaître.
SocialAI : une expérience effrayante de l'invasion des robots
En septembre 2024, le développeur de logiciels Michael Sayman a lancé une nouvelle application de réseau social peuplé d'IA, appelée SocialAI, qui semble donner vie à la théorie de l'Internet mort. La plateforme SocialAI permet aux utilisateurs d'interagir uniquement avec des chatbots d'IA plutôt qu'avec d'autres humains. L'application est disponible sur le magasin d'applications de l'iPhone, mais jusqu'à présent, elle fait l'objet de critiques virulentes.
Âgé de 28 ans, Michael Sayman a précédemment occupé le poste de chef de produit chez Google, et il a également oscillé entre Facebook, Roblox et Twitter au fil des ans. Dans le message qui annonçait sa nouvelle plateforme sur son compte X, Michael Sayman explique qu'il rêvait de créer ce service depuis des années, mais que la technologie n'était pas encore au point. Pour lui, il s'agit d'un outil qui peut aider les personnes seules ou rejetées.
Cependant, de nombreux experts en sécurité informatique et développeurs ont exprimé leur inquiétude, qualifiant l’application de « véritable enfer ». Ils craignent que l’utilisation de chatbots d'IA pour simuler des interactions humaines puisse avoir des effets négatifs sur la santé mentale des utilisateurs et sur la qualité des interactions en ligne. Colin Fraser, développeur de logiciels et spécialiste de l'IA, a vivement dénoncé une initiative chaotique.
« Cela ressemble vraiment à l'enfer. L'enfer avec un grand E », a déclaré Colin Fraser. Malgré les nombreuses critiques, Michael Sayman défend son projet en affirmant que SocialAI est conçu pour aider les personnes se sentant isolées à trouver un espace de réflexion et de soutien.
Il faut noter que les robots de SocialAI ont des limites, ce qui n'est pas surprenant. Outre le fait de confabuler des informations erronées (ce qui pourrait être une caractéristique plutôt qu'un bogue dans ce cas), ils ont tendance à utiliser un format cohérent de réponses brèves qui donnent l'impression d'être en boîte.
Leur gamme d'émotions simulées est également limitée. Les tentatives visant à obtenir des réactions fortement négatives de la part de l'IA sont généralement infructueuses, les robots évitant les attaques personnelles même lorsque les utilisateurs maximisent les paramètres de trolling et de sarcasme.
Conclusion
Les robots et agents d'IA ont envahi Internet et alimentent une crise de confiance dans les interactions en ligne. Les réseaux sociaux semblent désormais artificiels et manipulés, ce qui fragilise leur rôle d’espace de communication authentique. Le contenu créé par l'homme se noie dans un immense flux généré par les machines. Tous les signes indiquent un futur Internet où les interactions pilotées par des robots surpasseront largement celles des humains.
Bien sûr, cela ne signifie pas que l'utilisation personnelle d'Internet (messages entre amis, publications privées sur les réseaux sociaux et autres interactions) va disparaître. Mais avec cette dégradation croissante, les utilisateurs devront être plus vigilants pour discerner ce qui est réel, tout en déplorant l'Internet d'autrefois.
La liberté de créer et de partager nos pensées sur Internet et les réseaux sociaux est ce qui a rendu ces médias si puissants. Cette nature vivante et humaine d’Internet est en train de disparaître à cause des bots et des contenus artificiels. C'est en ce sens que l'Internet que nous connaissions et aimions est « mort ».
Et vous ?





Voir aussi



Vous avez lu gratuitement 1 829 articles depuis plus d'un an.
Soutenez le club developpez.com en souscrivant un abonnement pour que nous puissions continuer à vous proposer des publications.
Soutenez le club developpez.com en souscrivant un abonnement pour que nous puissions continuer à vous proposer des publications.