
simple effet d'annonce ou véritable alternative capable de rebattre les cartes du marché ?
La bataille autour des processeurs dédiés à l’intelligence artificielle ne se joue plus uniquement dans la Silicon Valley. Avec la présentation par Alibaba, via sa filiale T-Head, d’une nouvelle puce IA capable de rivaliser avec la NVIDIA H20, la Chine affiche une volonté claire : s’affranchir des dépendances technologiques occidentales et s’imposer comme un acteur crédible dans le domaine du hardware pour l’IA. L’annonce, relayée par la télévision d’État chinoise CCTV et confirmée par plusieurs médias spécialisés, survient dans un contexte de fortes restrictions américaines sur les exportations de GPU vers la Chine, notamment les A100, H100 et plus récemment les H20.
Cette puce, désignée pour l’instant comme une “PPU” (Processing Power Unit), symbolise à la fois une prouesse technique et un signal politique. Elle vise à offrir aux centres de données chinois et aux géants du cloud locaux une alternative locale aux cartes NVIDIA, aujourd’hui incontournables pour l’entraînement de grands modèles de langage et de vision artificielle.
La division semi-conducteurs d'Alibaba, T-Head, aurait développé un nouveau processeur IA qui, selon elle, égale les performances du H20 de Nvidia, le GPU spécialement conçu pour le marché chinois qui se trouve actuellement dans une impasse géopolitique.
La démonstration a été diffusée mardi 16 septembre sur la chaîne China Central Television (CCTV), lors d'une émission consacrée à la visite du Premier ministre Li Qiang au centre de calcul intelligent Sanjiangyuan Energy de China Umicom, dans la province du Qinghai. Dans ce reportage, le nouvel accélérateur « PPU » de T-Head a été directement comparé aux processeurs H20 et A800 de Nvidia, ainsi qu'à l'Ascend 910B de Huawei, avec un graphique suggérant une parité de performances entre les composants d'Alibaba et ceux de Nvidia.
Selon les spécifications affichées à l'écran et rapportées par le South China Morning Post, cette puce ASIC conçue pour les charges de travail IA dispose de 96 Go de mémoire HBM2e, d'une interconnexion puce à puce de 700 Go/s, d'une prise en charge PCIe et d'une puissance de 400 W. Bien que l'émission n'ait pas divulgué les détails de la méthodologie de test utilisée ni publié les chiffres bruts, il s'agit du premier benchmark public plaçant le matériel d'Alibaba dans la même catégorie que les GPU pour centres de données de Nvidia.
Selon Reuters, China Unicom a déjà déployé 16 384 cartes PPU d'Alibaba dans son infrastructure, ce qui représente plus de la moitié des quelque 23 000 accélérateurs nationaux actuellement installés dans les installations de Qinghai. Ensemble, ces cartes offrent une puissance de calcul de 3 579 pétaflops, et le site devrait passer à plus de 20 000 pétaflops une fois toutes les phases terminées.
La comparaison avec la H20 de NVIDIA : un duel asymétrique
Comparer la PPU d’Alibaba avec la H20 de NVIDIA revient à mettre face à face deux philosophies.
La NVIDIA H20, conçue comme une alternative « bridée » mais performante pour contourner partiellement les restrictions américaines, reste une carte de calcul haut de gamme. Elle bénéficie du vaste écosystème logiciel CUDA et de l’expérience accumulée par NVIDIA dans l’optimisation des frameworks IA. En pratique, cela garantit une intégration fluide dans les pipelines d’entraînement et d’inférence des grandes entreprises technologiques.
De son côté, la puce d’Alibaba cherche à répliquer les standards matériels tout en se démarquant par son efficacité énergétique et sa bande passante inter-puces. Mais son défi principal ne réside pas uniquement dans la performance brute. L’enjeu est de bâtir un écosystème logiciel capable de rivaliser avec CUDA, ou au minimum de proposer une compatibilité satisfaisante avec les frameworks IA dominants (PyTorch, TensorFlow, JAX). Sans cet aspect, même la meilleure des puces risque de rester sous-exploité.
La démonstration de CCTV s'inscrit autant dans un contexte géopolitique que technique.
Le H20 de Nvidia a été introduit pour se conformer aux contrôles à l'exportation américains limitant la vente de silicium haute performance à la Chine. Basé sur l'architecture Hopper mais réduit pour répondre aux restrictions, le H20 est livré avec 96 Go de HBM3 et environ 4,0 To/s de bande passante mémoire. Cela donne une certaine perspective à la capacité correspondante de 96 Go HBM2e d'Alibaba, mais pas nécessairement à ses performances réelles.
La plus grande inconnue à l'heure actuelle concerne le logiciel. Si Alibaba est naturellement impatient de montrer qu'il peut répondre en interne aux besoins en matériel d'IA, la société n'a pas divulgué de détails sur les frameworks, les chaînes d'outils ou la compatibilité avec les piles de modèles existantes. Tant que des benchmarks indépendants et une assistance aux développeurs ne se concrétisent pas, la parité du PPU avec le matériel de Nvidia n'est qu'une affirmation soutenue par la télévision d'État chinoise et approuvée par le gouvernement chinois.
Derrière les chiffres, l’annonce d’Alibaba a une forte portée symbolique. Depuis 2022, les restrictions imposées par Washington sur l’exportation de GPU haut de gamme vers la Chine visent à freiner la montée en puissance des capacités d’IA locales, jugées stratégiques tant sur le plan économique que militaire. NVIDIA a dû contourner ces interdictions en proposant des versions atténuées (A800, H800, H20) destinées au marché chinois.
Le développement d’une puce domestique par un géant comme Alibaba montre que Pékin est déterminé à investir massivement pour réduire ces vulnérabilités. Ce n’est pas un hasard si l’annonce a été relayée par les médias d’État chinois : elle vise à montrer que la Chine peut produire des alternatives crédibles, malgré les sanctions. Cela s’inscrit dans un mouvement plus large où Huawei, Baidu ou encore Inspur investissent également dans leurs propres solutions matérielles.
La Chine est-elle désormais en mesure de se passer des puces de Nvidia ?
Dans un communiqué, un porte-parole de Nvidia a déclaré : « la cybersécurité est d'une importance capitale pour nous. Nvidia n'a pas de « portes dérobées » dans ses puces qui permettraient à quiconque d'y accéder ou de les contrôler à distance ». Soulignons que le régulateur chinois n'a pas précisé quels experts américains avaient trouvé « une porte dérobée » dans les produits de Nvidia ni si des tests effectués en Chine avaient abouti aux mêmes résultats.
Paul Triolo, expert en technologie chinoise et partenaire du DGA-Albright Stonebridge Group, s'est dit sceptique quant aux allégations selon lesquelles une porte dérobée aurait été délibérément intégrée dans le matériel Nvidia, soulignant le manque de détails dans l'annonce. Les autorités chinoises et les associations industrielles ont par le passé accusé les entreprises américaines de présenter des risques pour la sécurité, avec des conséquences variables.
Début 2023, la Chine a interdit aux principaux opérateurs d'infrastructures du pays d'acheter des produits Micron, affirmant qu'un examen qu'elle avait mené avait révélé que les produits du fabricant américain de puces mémoire présentaient de graves risques pour la sécurité. L'année dernière, l'Association chinoise pour la cybersécurité, un groupe industriel, a demandé que les produits Intel vendus en Chine soient soumis à un examen de sécurité.
Nvidia fait l'objet d'une enquête antitrust en Chine. L'Administration d'État pour la régulation du marché a annoncé fin 2024 qu'elle enquête sur le fabricant de puces pour violation présumée de la loi anti-monopole du pays. Nvidia est aussi soupçonné d'avoir violé les engagements pris lors de l'acquisition du concepteur de puces israélien Mellanox Technologies. Selon certains critiques, la Chine pourrait vouloir restreindre l'accès de Nvidia à son marché.
« Les puces Nvidia ne sont désormais plus indispensables pour la Chine. Elles peuvent facilement être mises sur la table des négociations. La Chine dispose manifestement de plus de courage et de capacités de substitution nationale par rapport aux années précédentes pour ne plus dépendre des technologies étrangères », a déclaré Tilly Zhang, analyste chez Gavekal Dragonomics. Le PDG de Nvidia, Jensen Huang, s'est rendu en Chine cette année.
Jensen Huang a cherché à démontrer son engagement envers le marché chinois, a rencontré des représentants du gouvernement et a salué les progrès du pays en matière d'IA. La déclaration du régulateur chinois ne précise pas les risques de sécurité potentiels ni ce que le gouvernement chinois envisage de faire en conséquence. Pour certains, il pourrait s'agir d'une réponse aux allégations similaires formulées par États-Unis au sujet des géants chinois.
Le PDG de Nvidia averti que les concurrents chinois deviennent redoutables
Dans une interview accordée à Bloomberg en mai, Jensen Huang a déclaré que les rivaux chinois comblent le vide laissé par les entreprises américaines contraintes d'abandonner ce marché en raison des restrictions commerciales imposées par les États-Unis. Les analystes avertissent depuis des années que les restrictions américaines pourraient avoir un effet inverse à celui recherché, en favorisant l'innovation et en consolidant le pouvoir des géants chinois.
Lors de l'interview, Jensen Huang a déclaré que l'industrie technologique chinoise devient plus puissante. « Les concurrents chinois ont évolué », a déclaré Jensen Huang. Il a ajouté que le géant chinois Huawei qui figurait sur la liste noire du gouvernement américain est devenu « tout à fait redoutable ». Jensen Huang a affirmé : « comme tout le monde, ils doublent, voire quadruplent leurs capacités chaque année. Et le volume augmente considérablement ».
Jensen Huang a souligné que l'écart entre les performances des produits américains et leurs alternatives chinoises se réduit. La dernière puce d'IA de Huawei offre des « performances similaires » à celles de la puce H200 de Nvidia, un composant qui était à la pointe de la technologie jusqu'à son remplacement ces derniers mois. En vertu des restrictions, Nvidia ne peut pas expédier sa puce H20 en Chine. Ce composant clé est une version dégradée du H200.
Jensen Huang explique à propos de cette puce : « il n'est pas possible de dégrader davantage les capacités du produit. Nvidia envisage des alternatives potentielles au H20, mais n'a pas de puce prévue pour l'instant. Lorsqu'elle le fera, l'entreprise devra demander l'autorisation de Washington. Il ne faut pas sous-estimer l'importance du marché chinois. C'est là que se trouve la plus grande population de chercheurs en intelligence artificielle au monde ».
Selon plusieurs rapports, l'industrie chinoise se tourne de plus en plus vers les alternatives offertes par Huawei. Ainsi, les restrictions américaines pourraient non seulement favoriser la Chine dans la course mondiale à l'IA, mais aussi transformer Huawei en une puissance mondiale en matière de puce d'IA.
Conclusion : un jalon important mais pas encore une révolution
Avec cette PPU, Alibaba envoie un message clair : la Chine ne se contentera pas d’être spectatrice dans la course aux processeurs IA. Les spécifications dévoilées montrent une ambition réelle de rivaliser avec NVIDIA, notamment sur la mémoire, la bande passante et l’efficacité énergétique. Mais pour transformer l’essai, il faudra dépasser la simple comparaison technique et s’attaquer aux véritables nerfs de la guerre : l’écosystème logiciel, la production de masse et l’adoption par les développeurs.
Pour les professionnels de l’informatique, cette annonce rappelle une réalité : le monopole de NVIDIA pourrait être contesté dans les années à venir, au moins dans certaines régions du monde. Et dans un marché où la demande explose avec l’essor des grands modèles d’IA, chaque alternative crédible est susceptible de redistribuer les cartes.
Source : SCMP
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