Quand une entreprise chinoise d’intelligence artificielle demande l'instauration d'un mécanisme de type « lanceur d’alerte » sur les pertes d’emplois, le signal est fort. DeepSeek, habituellement discrète, rompt le silence pour avertir que l’automatisation totale pourrait « libérer les humains du travail », mais au prix d’un séisme social mondial. Derrière cette déclaration inédite se cache un tournant idéologique : celui d’une IA qui n’est plus seulement promesse de progrès, mais menace pour l’équilibre même de nos sociétés.La startup chinoise DeepSeek, peu habituée aux interventions publiques, a pris la parole lors du World Internet Conference à Wuzhen (province du Zhejiang) afin d’aborder les implications sociétales de l’intelligence artificielle. Peu coutumière des interventions publiques, elle a profité de ce grand rendez-vous mondial de la tech pour livrer un message radical sur l’avenir du travail à l’ère de l’intelligence artificielle. Le représentant de DeepSeek, le chercheur Chen Deli, a relayé les propos du fondateur et directeur général de la firme, Liang Wenfeng, absent de la scène publique depuis une rencontre télévisée avec le président chinois.
Selon lui, si l’IA continue à évoluer à ce rythme, « la majorité des emplois sera automatisée ». Plus encore, il a décrit le moment présent comme une « lune de miel » entre humains et machines, un équilibre fragile avant le basculement vers une ère où les machines n’auront plus besoin de nous.
Dans une Chine où l’optimisme technologique reste une ligne officielle, cette lucidité détonne. DeepSeek, spécialisée dans l’IA générative et les modèles de langage, prône désormais la prudence : l’automatisation totale n’est plus un fantasme lointain, mais une trajectoire qu’il faut apprendre à surveiller.
L’appel à un « whistle-blower » de l’intelligence artificielle
Au-delà du constat, la proposition de DeepSeek frappe par son audace : instaurer un mécanisme de type « lanceur d’alerte » pour signaler les pertes d’emploi causées par l’automatisation. Une idée surprenante dans un pays où les discussions sur les coûts sociaux de la technologie sont généralement mesurées. DeepSeek plaide pour que les effets destructeurs de l’IA sur le marché du travail soient documentés, suivis et rendus publics, afin d’éviter un choc incontrôlé.
Selon Chen Deli, il faut « préparer la société à la disparition progressive du travail humain ». Une phrase glaçante dans sa lucidité : « Les humains seront complètement libérés du travail, ce qui peut sembler positif, mais secouera la société en son cœur. » La liberté qu’évoque DeepSeek n’est pas celle du loisir, mais celle du vide : un monde où la productivité ne nécessite plus de participation humaine, et où la valeur du travail perd son sens.
Le malaise derrière l’utopie
DeepSeek ne renie pas sa vocation technologique. L’entreprise continue d’œuvrer à l’émergence d’une intelligence artificielle générale (AGI), capable de raisonner et de s’adapter comme un humain. Mais elle semble désormais consciente de la portée sociétale de ses ambitions. En parlant de « lune de miel », Chen Deli évoque la phase transitoire actuelle : les humains contrôlent encore les systèmes, mais la dépendance croît. À mesure que l’automatisation se généralise, la frontière entre assistance et substitution se brouille.
L’entreprise se démarque aussi d’un discours dominant, souvent triomphaliste, qui présente l’IA comme une alliée. Ici, le ton est presque mélancolique : la collaboration homme-machine serait un prélude à la disparition du travail humain.
Issue de High-Flyer, un fonds d'investissement quantitatif, DeepSeek a été fondée en 2023 en tant que laboratoire d'IA avec pour mission de développer une intelligence artificielle générale (IAG) – un système d'IA hypothétique capable d'égaler les capacités cognitives d'un adulte instruit, selon une définition.
L'un des principaux atouts de DeepSeek réside dans sa vision à long terme, lui permettant de se détourner des tendances conjoncturelles, a déclaré Chen, réaffirmant l'engagement de son entreprise envers le développement de l'IAG. Il ne serait cependant pas alarmiste de considérer que de tels systèmes pourraient représenter un danger pour la société, a-t-il ajouté.
Le public devrait être averti des emplois qui deviendront obsolètes en premier, déclare Chen Deli (à droite)
Les implications pour la régulation mondiale de l’IA
En prônant la transparence sur les effets de l’automatisation, DeepSeek ouvre un nouveau chapitre du débat international. L’idée d’un mécanisme de veille sur les emplois détruits par l’IA pourrait inspirer d’autres États ou institutions. Elle rejoint, d’une certaine manière, les appels européens à une IA éthique et responsable, ou les réflexions américaines sur le revenu universel.
Mais dans le contexte chinois, cette prise de parole a un autre écho : celui d’une responsabilité collective. La Chine, moteur technologique mondial, semble désormais réfléchir à la soutenabilité de son modèle d’innovation.
Ce tournant idéologique peut aussi signaler un changement de posture face à l’Occident : la puissance technologique n’a de sens que si elle s’accompagne d’une réflexion sur la stabilité sociale.
Des inquiétudes similaires ont été soulevées dans une lettre ouverte le mois dernier
Elle appelait à interdire le développement d'une IA superintelligente avant qu'il n'y ait une forte adhésion du public et un large consensus scientifique quant à sa sécurité. La lettre a été signée par des centaines d'experts en IA, de décideurs politiques et de personnalités, dont des signataires chinois comme Zhang Peng, PDG de Zhipu AI, et Andrew Yao, professeur à l'université Tsinghua.
Cependant, ralentir ou stopper le développement de l'IA n'est pas réaliste, compte tenu des incitations financières qui animent ce secteur, a déclaré Chen. « On pourrait même dire que le succès de cette révolution de l'IA se mesurera au fait qu'elle remplacera la grande majorité des emplois humains », a-t-il affirmé.
D'autres entreprises chinoises ont également présenté des plans pour développer des systèmes d'IA puissants, notamment Zhipu AI et Alibaba Group Holding. Le PDG d'Alibaba, Eddie Wu Yongming, a déclaré lors de la même conférence que le « super cloud d'IA » de l'entreprise serait capable de répondre à l'énorme demande de calcul du secteur. Alibaba est propriétaire du Washington Post.
Pourquoi cette prise de parole et que signifie-t-elle ?
Pourquoi maintenant ?
Le contexte est à prendre en compte : DeepSeek fait partie des entreprises chinoises d’IA de premier rang, parfois appelées les « six petits dragons » de l’IA en Chine, présentes à cette conférence aux côtés d’autres acteurs majeurs. Le fait que la firme s’exprime publiquement — chose rare pour elle — suggère une volonté de se positionner non seulement comme acteur technologique mais aussi comme acteur sociétal. Pour la Chine, qui mène une stratégie nationale de l’IA, cela peut aussi être un signe de prise en compte des risques sociaux par les acteurs du secteur.
Implications pour l’industrie et la régulation
La demande d’un mécanisme de signalement des pertes d’emploi automatisées pourrait préfigurer une future régulation plus stricte de l’IA, ou du moins une demande accrue de transparence. Pour les professionnels de l’informatique et de la tech : cela suggère que les projets d’IA devront de plus en plus intégrer des volets « impact social » et « responsabilité ». Le développement d’AGI ou même de...
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